Quand le passé chante à nouveau : l'héritage des collecteurs de musique
27 mars 2025
27 mars 2025
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, une prise de conscience majeure a émergé en Europe : face à l'urbanisation galopante et à l'industrialisation, les cultures rurales viraient peu à peu à l’extinction. Dans une société où les coutumes se transmettaient essentiellement de bouche à oreille, l'évolution des modes de vie jetait une ombre menaçante sur ces voix invisibles.
C'est dans ce contexte que des pionniers tels que Francis James Child, en Angleterre, et maître Béla Bartók, en Hongrie, ont initié une véritable révolution culturelle. Ces artistes et chercheurs ont arpenté les villages les plus retirés, en quête des ballades, des chants a cappella ou des danses instrumentales, qu’ils consignaient précieusement. Leur mission était titanesque ; armés de carnets, parfois d’enregistreurs rudimentaires, ils parcouraient des kilomètres pour enregistrer ces trésors sonores avant qu’ils ne disparaissent.
En France, la quête démarra véritablement avec le travail d’Amboise Thomas et de l’érudit Théodore Hersart de La Villemarqué. Leur recueil Barzaz Breiz (1839), compilant des chants bretons, est souvent cité comme l’une des premières tentatives organisées de sauvegarde musicale régionale. Pourtant, controversé à l’époque – certains lui reprochaient d’avoir embelli ou réécrit certains textes–, il a ouvert la voie à toute une génération de collecteurs.
L’une des grandes avancées techniques qui révolutionna la collecte de musique fut l’invention du phonographe par Thomas Edison en 1877. Pour la première fois, il devenait possible de capturer non seulement les mots d’un chant, mais aussi son interprétation exacte : mélodie, intonation, rythme. Imaginez les collecteurs à cette époque, transportant avec eux ces machines encombrantes mais ravies d’immortaliser un instant sonore unique !
Béla Bartók, que nous évoquions précédemment, mit grandement à profit cette technologie. Avec son collègue Zoltán Kodály, ils firent plus de 10 000 enregistrements de musiques populaires magyares, slovaques et roumaines entre 1908 et 1918. Ces enregistrements, bien conservés, témoignent non seulement de mélodies robustes, mais aussi des différences subtiles de style d’un village à un autre. Un patrimoine sonore inestimable qui continue d’inspirer de nombreux compositeurs et interprètes actuels.
Si la collecte musicale relevait du défi technique et artistique, elle revêtait également une dimension politique. Au moment où les grandes nations modernes formaient leur identité collective, les répertoires folkloriques devenaient un véhicule puissant de cohésion nationale. En Russie, des figures comme Modeste Moussorgski ou Nikolaï Rimski-Korsakov s’intéressaient aux chants traditionnels pour y trouver des motifs musicaux enracinés dans "l'âme russe".
En France, Joseph Canteloube s’est illustré par son amour des traditions d’Auvergne. Entre 1923 et 1930, il travailla aux célèbres Chants d’Auvergne, une collection de mélodies populaires des montagnes réinterprétées pour orchestre et voix. Sa démarche, toutefois, n'était pas neutre : il voulait montrer, par la beauté et l'universalité de ces chants, à quel point la culture rurale pouvait dialoguer avec les formes "classiques" et captiver un public bourgeois citadin.
À cet égard, ô combien mentionner Alan Lomax, infatigable collecteur américain, serait omettre une figure clé. Lomax parcourut les États-Unis, des Appalaches au Delta du Mississippi, dans les années 1930-1940, enregistrant ce qui deviendrait la colonne vertébrale de la musique folk et blues moderne.
Pour ces collecteurs, la route était semée d’embûches. Outre le poids des équipements d’enregistrement ou le défi logistique des longs déplacements, ils devaient gagner la confiance des communautés. En effet, les interprètes locaux – souvent des paysans modestes – n’étaient pas toujours enclins à chanter devant un étranger avec sa machine étrange.
Les travaux des collecteurs de musique ne se contentent pas d’enrichir les musées ou les collections sonores des bibliothèques nationales. Ils continuent d'inspirer la musique contemporaine, de la scène classique aux chants polyphoniques modernes. Des artistes comme Jordi Savall, dans le domaine de la musique ancienne, ou des groupes de musique « néo-folk » s’inspirent directement du travail de ces collecteurs, en s’appropriant ces répertoires ou en les réinterprétant avec sensibilité.
Par ailleurs, des bibliothèques numériques comme celles de la Bibliothèque nationale de France, qui renferme une collection précieuse d’enregistrements anciens, ou le projet American Folklife Center, permettent d’accéder gratuitement à de nombreux fichiers audio, préservant l’humanité d’un répertoire souvent invisible.
Lorsque l’on écoute attentivement les archives laissées par ces collecteurs de musique, nous nous reconnectons avec un pan de notre histoire. Une histoire où les voix racontaient d’où l’on venait, ce que l’on croyait et ce que l’on craignait. Ce patrimoine n’a rien de figé : repris par les musiciens d’aujourd’hui, il vibre et évolue, prouvant que les chants d’hier n’ont ni âge ni frontière. Ils sont comme un écho, toujours vivant, du lien invisible entre la voix de nos ancêtres et nos propres aspirations sonores.
Alors, la prochaine fois que vous entendez une vielle à roue fredonner son étrange mélodie, prenez un instant pour penser à ces collecteurs qui, inlassablement, ont préservé ces trésors inestimables. Un passé qui murmure encore, à travers les âges, et chante pour demain.