Quand les airs d’ailleurs façonnent les mélodies d’Auvergne
26 février 2025
26 février 2025
Les musiques ont, de tout temps, circulé avec les hommes. Les routes commerciales, les fleuves et les chemins de pèlerinage ont été des vecteurs majeurs de transmission culturelle. En Auvergne, traversée par des axes comme la Via Arverna, ces mouvements d'idées et de sons sont constants.
Par exemple, les ménestrels et troubadours médiévaux, qui sillonnent l’Europe, jouent un rôle clé. Ces jongleurs, parfois inspirés par le lyrisme des poètes des cours occitanes, naviguent entre les royaumes et adaptent les mélodies en fonction des goûts locaux. Les airs ont voyagé dans leurs besaces, empruntant parfois des modes orientaux rapportés lors des croisades. Grâce à leur art du récit musical, ils tissent des ponts entre régions distantes, marquant notamment l'Auvergne de tonalités ibériques et occitanes.
Un autre exemple d’échange fertile vient des grands marchés régionaux, comme ceux de Montluçon ou de Clermont. Musiciens itinérants, marchands et groupes qui s’y retrouvaient échangeaient bien plus que des biens matériels : c'est ici que des mélodies se transmettaient et évoluaient, glissant d’une région à l’autre en quelques saisons.
L'introduction d'instruments étrangers dans les ensembles locaux a également bouleversé les paysages sonores. Prenons le cas de l’accordéon. Originaire d'Allemagne au début du XIXe siècle, cet instrument a gagné l'Auvergne via les migrations ouvrières et les bals populaires. Adopté dans les bourrées et autres danses du Massif central, il a remplacé progressivement d'autres instruments traditionnels comme la musette ou la vielle dans de nombreux contextes festifs. Sa capacité à jouer des lignes mélodiques complexes tout en accompagnant les danseurs a radicalement modifié l’art d’interpréter la musique auvergnate.
Un autre exemple emblématique est celui de la cabrette, une cornemuse locale qui, malgré ses racines ancrées en Auvergne, porte l’influence d’instruments semblables venus d’Écosse et des pays méditerranéens. Le système d’anches, la facture des tuyaux mélodiques et la manière de jouer révèlent des emprunts techniques qui enrichissent le répertoire local en lui apportant de nouveaux timbres et possibilités rythmiques.
Les danses, tout comme les instruments, ont voyagé au fil des siècles. La contredanse, une danse de couple d'origine anglaise, a pénétré les pratiques régionales françaises au XVIIIe siècle, notamment en Auvergne. Ce nouveau type de chorégraphie a influencé des formes locales de bourrées et a notamment contribué à diversifier les rythmes et les échanges dans les bals de village.
Par ailleurs, les influences espagnoles perceptibles dans le flamenco ou les fandangos ont aussi laissé une empreinte, quoique plus discrète, sur certaines variations rythmiques au sud du Massif central. Les danseurs absorbent et réinterprètent ces apports, créant de nouvelles formes, hybrides et captivantes.
Au XXe siècle, deux phénomènes viennent accélérer les échanges musicaux et enrichir les répertoires locaux : l’industrialisation et les guerres. Avec l’exode rural vers les grandes villes comme Paris, de nombreux Auvergnats migrés retrouvent leurs traditions mais les mêlent aux musiques urbaines. C’est notamment à Paris que les airs auvergnats se croisent avec le musette, donnant naissance à un style unique, immortalisé par des personnalités telles qu'Émile Vacher ou Jean Vaissade.
Dans le même temps, les conflits mondiaux exposent les soldats à des musiques d’autres pays. Les fanfares militaires reviennent avec des marches inspirées par les traditions qu’elles ont côtoyées. Ces influences vont notamment enrichir le répertoire harmonique et rythmique des musiciens ruraux, notamment dans les ensembles de cuivres utilisés lors des fêtes locales.
Encore aujourd'hui, des formations contemporaines puisent à la fois dans les traditions locales et dans des influences venues d’ailleurs. Citons par exemple le célèbre groupe L’Espérance de Saint-Coin, qui mêle traditions auvergnates avec des rythmes de jazz manouche et des couleurs africaines. Ce type de fusion illustre la capacité des musiques locales à évoluer sans perdre leur âme, en intégrant des esthétiques d’horizons différents.
À un autre niveau, des archives sonores montrent comment certaines mélodies traditionnelles d’Auvergne comportent des structures d’inspiration modale proches des musiques arabes, probablement imprégnées par les relations culturelles du Moyen Âge. Ce type de détail rappelle à quel point les musiques sont vivantes et malléables.
Par ailleurs, l’influence des autres régions et pays sur les musiques d’Auvergne pose aussi la question de la préservation. Pendant longtemps, les traditions locales ont survécu grâce à la transmission orale, de génération en génération. Pourtant, cette oralité fragile a parfois été menacée par des influences extérieures prises comme des modèles standardisés.
Au milieu du XXe siècle par exemple, la montée de l’industrie du disque a répandu certains styles au détriment de traditions régionales moins diffusées. Cela a parfois entraîné une uniformisation des répertoires. Toutefois, dans une belle ironie, des artistes contemporains reviennent désormais aux enregistrements d’antan, réalisés par des ethnomusicologues comme Joseph Canteloube, pour retrouver l’essence du traditionnel et lui redonner une modernité dans des contextes métissés.
L'influence des musiques d’autres régions ou pays sur les répertoires locaux n’est finalement pas un phénomène nouveau. Depuis des siècles, l’Auvergne réinvente ses airs en dialoguant avec ceux d’ailleurs. Ce brassage, loin de diluer les spécificités locales, semble plutôt les enrichir. Le patrimoine musical du Massif central ne cesse de s’écrire et de se réinventer, à la croisée d’horizons multiples. Le métissage sonne aujourd’hui comme une preuve vibrante que, dans les arts comme dans les sociétés, c’est bien le mouvement et la rencontre qui créent la richesse.