De l’oralité au cœur des veillées : Transmettre la musique traditionnelle avant le numérique

13 février 2025

L’oralité, socle de la tradition musicale

Dans les sociétés préindustrielles, la plupart des musiques se transmettaient oralement. Cela signifie que les chansons, les danses et les mélodies ne reposaient pas sur des partitions écrites, mais sur la mémoire collective. Un musicien apprenait souvent un répertoire en écoutant et en observant. Les gestes d’un joueur de vielle ou les doigtés d’un flûtiste suffisaient pour graver un motif musical dans l'esprit d’un apprenti.

Les ethnomusicologues s’accordent à dire que cette oralité n’était pas figée. Les morceaux étaient modifiés, enrichis ou simplifiés en fonction de qui les jouait, où et pourquoi. Une mélodie pouvait varier d’une vallée à l’autre ou même d’un village à l’autre, reflétant ainsi la diversité des identités locales. Cette souplesse témoigne d’une créativité collective formidable, où la musique était vécue, partagée et réinventée à chaque interprétation.

Les veillées : un espace de transmission multigénérationnel

Il est impossible de parler de la transmission des musiques traditionnelles sans évoquer les veillées. Ces rassemblements, fréquents dans les villages, étaient bien plus qu'un simple divertissement ; ils étaient des lieux de vie sociale et culturelle. À la lumière vacillante d’un feu ou d’une lampe à huile, on se réunissait pour chanter, danser et raconter des histoires. Les plus jeunes côtoyaient leurs aînés et absorbaient tout naturellement chansons et récits.

Par exemple, dans les montagnes d'Auvergne, les bourrées à trois temps ou deux temps rythmaient ces soirées animées. Accompagnées parfois de la vielle ou de l'accordéon, ces danses offraient un cadre où les novices pouvaient s’initier, en laissant leurs pas guider leurs souvenirs. C'était un apprentissage intuitif, direct, alimenté par l’envie de participer et de continuer la fête.

Certaines communautés avaient même des porteurs de mémoire désignés. Ces individus, souvent très respectés, étaient capables de chanter des centaines de couplets ou de jouer de longues suites de danses. Leur rôle était crucial : ils étaient les « livres ambulants » d’une époque où rien n’était enregistré.

Les maîtres à jouer et la transmission instrumentale

Quand il s’agissait d’apprendre à jouer d’un instrument, le processus était tout aussi immersif. On apprenait souvent d’un maître musicien local, une figure incontournable dans de nombreuses régions rurales. Ces « maîtres à jouer » transmettaient leur savoir en direct, montrant aux novices comment positionner leurs doigts, tenir leur instrument et phraser une mélodie. Parfois, l’enseignement était accompagné d’anecdotes ou de récits, plaçant la musique dans un cadre culturel et émotionnel plus large.

Dans certaines traditions, notamment en Irlande ou dans le Pays Basque, les musiciens apprenaient principalement "à l'oreille". Cela signifie que l'élève écoutait le maître jouer encore et encore, jusqu'à intégrer la mélodie. Ce mode d'apprentissage, loin d’être limité, développait une écoute extrêmement fine et une mémoire musicale exceptionnelle.

Le rôle des fêtes et foires dans la diffusion

Outre les veillées et l’enseignement direct, les fêtes et foires locales jouaient un rôle crucial dans la transmission et la diffusion des musiques. Ces grands rassemblements, souvent liés à des célébrations religieuses ou agricoles, créaient un véritable bouillonnement culturel. Les musiciens voyageaient, les influences se croisaient.

On raconte, par exemple, que l’accordéon diatonique, devenu emblématique de nombreux genres de musique traditionnelle en France, a pris sa place dans les campagnes grâce aux foires du XIXe siècle. Importé d’Italie puis d’Allemagne, l’instrument a rapidement été adopté par les musiciens locaux, qui ont adapté leur répertoire en conséquence. C'est à ces occasions que les villages découvraient de nouvelles mélodies et que les jeunes apprenaient des airs inédits à rapporter chez eux.

Chants de travail et pratiques quotidiennes

La vie quotidienne était également un terreau fertile pour la transmission des musiques traditionnelles. Les chants de travail, par exemple, rythmaient les activités collectives et servaient de mémoires chantées. Ces chants étaient adaptés aux tâches des paysans, des bergers ou des bateliers : cadence lente et méditative pour tondre les moutons, rythme rapide et entraînant pour battre le blé.

En Auvergne et dans ses environs, les chants des moissonneurs ou les appels des bergers résonnaient entre les collines. Ces mélodies simples et répétitives étaient idéales pour être reprises et transmises, leur apprentissage se faisait naturellement par imitation.

De façon générale, la répétition quasi rituelle des tâches dans la vie rurale créait le contexte parfait pour intégrer des airs dans le quotidien et les transmettre aux jeunes générations. Aujourd'hui, ces chants sont souvent des trésors ethnographiques, témoins d’un mode de vie disparu mais profondément poétique.

Les premières transcriptions et les collectages préindustriels

Vers la fin du XIXe siècle, alors que l’industrialisation modifiait profondément les communautés rurales, certains intellectuels et érudits ont pris conscience de la disparition progressive de ces traditions orales. Cela a marqué le début des collectages, une pratique visant à transcrire ou enregistrer (au tout début du phonographe) les musiques et chansons traditionnelles.

Les premières collectes musicales, comme celles de George Sand et Frédéric Chopin en Berry au milieu du XIXe siècle, ou les travaux monumentaux de l’abbé Amilhaud dans le Languedoc, ont permis de sauvegarder de précieuses mélodies. Ces initiatives marquent une étape charnière entre l’oralité pure et la documentation de ces pratiques.

Cependant, la chaîne de transmission n’était pas encore brisée. Les collectages ne remplaçaient pas les veillées ou les fêtes, ils en étaient un écho – et parfois un hommage.

Des traces vivantes pour l’avenir

À travers le temps, la musique traditionnelle a su reposer sur des piliers comme l’oralité, le partage, et une fonction sociale indéniable. Ces traditions, loin d’être statiques, se nourrissaient des rencontres et de l’interprétation personnelle, formant un patrimoine sonore riche et mouvant.

Si les enregistrements ont aujourd’hui pris le relais, ces musiques traditionnelles continuent d’honorer les méthodes ancestrales en encourageant apprentissage collectif et réinterprétation. Que ce soit à travers des festivals folkloriques, des masterclasses ou des veillées modernisées, ces pratiques renaissent et se réinventent, rappelant que la musique vit d’abord dans les cœurs et dans les échanges.

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