Dans l’atelier secret de « Barkipass Bambino » : radiographie d’une création sonore d’Alamanon

14 juin 2025

Un titre qui intrigue : premiers pas dans l’étrangeté familière d’Alamanon

Quelques syllabes suffisent parfois à éveiller la curiosité. « Barkipass Bambino » – tel est ce morceau du collectif Alamanon qui, tel un sésame énigmatique, ouvre la porte à un espace sonore singulier. Locaux d’Auvergne, instruments hybrides, murmures électroniques, tout semble bousculer nos repères. Derrière ce nom aux airs de comptine tordue, se cachent des strates musicales et culturelles d’une densité insoupçonnée.

Alamanon n’est pas un inconnu sur la scène des musiques actuelles à dominante traditionnelle : ce groupe, né au cœur du Massif central à la croisée de Clermont-Ferrand et d’Ambert, revendique depuis ses débuts (2018) un amour du métissage sonore, oscillant entre musique populaire auvergnate, bruitisme et expérimentations électroniques.

Les racines : entre patrimoine auvergnat et influences cosmopolites

Un socle profondément ancré dans la tradition

Pour comprendre la singularité de « Barkipass Bambino », il faut aller puiser dans les racines du groupe – et notamment la filiation avec le répertoire traditionnel auvergnat. Les musicien·nes d’Alamanon se revendiquent d’une filiation musicale qui s’articule autour de :

  • La vielle à roue, véritable matrice de la polyrythmie locale, instrument historique de fêtes, bals et veillées en Auvergne ;
  • L’accordéon diatonique, porteur des danses populaires (bourrées, scottishs, mazurkas, rondes), très présent dès la fin du XIX siècle dans cette région ;
  • Une pratique orale du chant de veillée, alternant récits épiques, complaintes et « fèrmatas » (improvisations vocales collectives).

Mais chez Alamanon, la tradition n’est jamais figée. Elle dialogue sans cesse avec des langages venus d’ailleurs, mutations introduites par la mobilité et l’irrépressible envie d’expérimenter.

Aller-retours entre tradition et expérimentations

  • Échantillonnage de sonorités “paysannes” : bruits d’outils agricoles, claquements de sabots sur les dalles de granit, souffle du vent dans les futaies – intégrés comme éléments constitutifs du rythme.
  • Textures synthétiques : synthétiseurs analogiques, traînées de delays et saturations ponctuent les compositions du groupe, inscrivant la tradition dans le langage électroacoustique du XXI siècle.

Ce va-et-vient entre continuité patrimoniale et réinvention radicale transparaît avec force dans « Barkipass Bambino ».

Topographie d’un titre : comment « Barkipass Bambino » dessine son territoire sonore

Une ouverture saisissante

Dès les premières secondes, le morceau installe une atmosphère ambiguë : on croit déceler le grincement d’une vielle à roue, mais il est détouré d’effets visant à le rendre quasi-psychédélique. L’oreille est ainsi cueillie par un motif à la fois familier et modifié, hybride par essence. Un choix qui évoque la thématique du paysage transformé, récurrent chez Alamanon.

Un tissage rythmique inventif

  • Temps bancal : la cellule rythmique ne suit pas un accentuation ternaire ou binaire classique (bourrée ou scottish) mais semble balancer, malgré la stabilité d’un bourdon, dans une ambiguïté temporelle, presque hypnotique.
  • Basse percussive : ici, pas de batterie classique, mais des objets détournés – bidons, caisses, tubes PVC – auxquels s’ajoutent des percussions numériques, orchestrant un va-et-vient entre acoustique et électronique.

Ce choix n’est pas anodin : il matérialise ce que le musicologue Jean-François Dutertre nommait la permanence du déséquilibre dans les musiques d’Auvergne, où la danse, loin d’être parfaitement métronomique, laisse place à l’imprévu, au chahut jubilatoire (France Culture).

Superpositions de nappes et de voix

L’univers sonore du morceau est aussi marqué par un usage subtil des nappes :

  • Synthétiseurs modulaires, inspirés de la scène krautrock allemande (Can, Cluster), évoquant un Auvergne imaginaire, quasi cinématographique.
  • Placages d’accordéon et de vielle, filtrés par des effets qui les font hésiter entre instrumentalité pure et écho spectral.
  • Chœurs, pas tout à fait distincts, parfois murmurés, parfois scandés, rappelant la tradition du chant collectif auvergnat, mais dans une version subvertie, quasi-rêvée.

La superposition de ces couches sonores crée une impression de vertige, comme si le morceau cherchait à faire coexister passé et futur dans un même continuum.

Une dramaturgie musicale : l’art de raconter par le son

Fragmentation des motifs : éloge de la rupture

Alamanon privilégie la forme ouverte : dans « Barkipass Bambino », motifs mélodiques ou rythmiques ne cessent de se répéter, de se fragmenter, de dériver :

  • Des séquences se mettent en boucle sur quelques mesures, avant de se tordre subtilement (variation métrique, altération harmonique, modification des timbres).
  • De courts “accidents” sonores : samples de voix déformées, incrustations environnementales (vaches, cloches, rires d’enfants…), surgissent puis s’effacent.

Ce processus convoque le modèle du bal traditionnel, où chaque danseur “fait avec les autres”, dans une articulation constante entre répétition et micro-déviations.

La tension expressive : entre quotidien et merveilleux

  • Les thèmes mélodiques de « Barkipass Bambino » sont à la fois simples et inclassables : on croit reconnaître une chanson d’enfance, mais la gamme s’égare, le ton s’obscurcit.
  • À l’image du conte ou du rêve, le morceau tire son pouvoir expressif de cet aller-retour entre connu et inconnu.

Cette fabrique de l’étrange dans la familiarité s’inspire directement des musiques traditionnelles, où les textes, parfois enjôleurs, pouvaient basculer dans le fantastique, le burlesque ou le tragique – rappelant la plasticité profonde du folklore auvergnat (Université Clermont Auvergne).

Les sources d’inspiration : forces vives et résonances contemporaines

Le bruitisme rural : une esthétique en pleine effervescence

Alamanon s’inscrit dans le « bruitisme rural », courant émergent en France et ailleurs depuis la fin des années 2010. Héritée des expérimentations d’artistes tels que Erik Satie (avec ses Gymnopédies dites “paysannes”) ou du compositeur Pierre Bastien, cette esthétique mêle sons de la campagne, enregistrements de terrain (“field recordings”) et dispositifs électroniques :

  • L’idée n’est pas seulement de “documenter” la ruralité, mais de la mettre en tension avec l’imaginaire urbain, l’abstraction, le minimalisme.
  • Un article du média PAN M 360 souligne l’intérêt croissant pour ce type de croisements, qui dynamisent le patrimoine et le rendent perméable aux langages d’aujourd’hui.

Le concept du “folk augmenté”

Dans « Barkipass Bambino », on trouve aussi une forme de folk augmenté : une volonté de réécrire les langages vernaculaires avec les outils technologiques contemporains (machines, samplers, logiciels de traitement du son). Ce mouvement, impulsé en partie par des collectifs comme Super Parquet (Puy-de-Dôme) ou San Salvador (Corrèze), influence nombre d’ensembles jeunes et revisite la façon de faire danser et rêver.

Accueillir l’étrangeté : quelle place pour « Barkipass Bambino » dans le paysage musical régional ?

  • Le morceau bouscule la notion de folklore en proposant une démarche qui n’est ni nostalgique, ni strictement patrimoniale : on ne fait pas que raviver la mémoire, on l’ouvre à l’invention, on la rend poreuse à la modernité.
  • Le lien avec la danse reste central, mais il s’agit moins de faire danser les pieds que l’imaginaire, de propager sur les places de villages une énergie proche du rêve éveillé.
  • Les spectateurs des concerts du groupe (plus de 1 200 entrées cumulées lors de leur mini-tournée 2023 en Auvergne – source : France 3 Auvergne) témoignent souvent d’un mélange de “déstabilisation émerveillée” : on se sent chez soi, et pourtant ailleurs, tout à la fois.

L’avenir du patrimoine sonore : vitalité de l’hybridation

Dans le sillage de « Barkipass Bambino », c’est toute une génération qui interroge la manière dont on hérite, dont on tisse du neuf à partir de l’ancien. Ni copie, ni simple actualisation, mais créolisation – pour reprendre le terme cher au poète Edouard Glissant : un dialogue ininterrompu entre mémoire et invention, racines et utopies.

L’univers sonore dessiné par Alamanon dans ce morceau – et plus largement dans leur discographie naissante (EP “Au Virage”, 2021) – laisse entrevoir une fertilité remarquable : celle des échos de nos terres, qui, loin de se taire ou de s’assourdir, résonnent plus loin, plus fort, plus étrange, au contact des machines et du souffle vivant de l’expérimentation.

Un pied dans la cour du village, l’autre dans la forêt électronique, « Barkipass Bambino » est à la fois énigme, célébration et invitation. Un voyage sonore qui, de l’Auvergne profonde au monde entier, nous rappelle que la tradition n’a jamais cessé d’être une aventure du présent.

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