À la croisée des siècles : les origines et évolutions des musiques traditionnelles en Auvergne et Rhône-Alpes
10 février 2025
10 février 2025
Les musiques traditionnelles d'Auvergne et de Rhône-Alpes tirent leurs racines d'époques reculées, bien avant que les mots « folk » ou « musique populaire » ne prennent un sens. Ces mélodies, souvent anonymes, semblent avoir émergé à l’intersection de plusieurs influences historiques et culturelles. Si on remonte le fil du temps, on trouve les chants grégoriens du Moyen Âge, les pratiques pastorales des bergers et les danses paysannes des communautés rurales. Ces traditions locales se sont enrichies au gré des migrations, des échanges commerciaux et des invasions historiques, notamment avec les Celtes, puis avec les Romains.
Les mélodies régionales, qu’elles soient jouées ou chantées, étaient souvent liées à des pratiques sociales et religieuses. Mariages, récoltes, fêtes votives ou veillées : chaque moment de la vie possédait son répertoire dédié. Ces musiques ont intégré des motifs de danses universels tout en cultivant une identité propre, parfois marquée par des influences venant d’ailleurs. Par exemple, les danses auvergnates, telle la bourrée, trouvent des échos dans d'autres régions françaises et même au-delà des frontières européennes.
Si les musiques de tradition orale se caractérisent par l'absence de notation écrite, cela ne signifie pas qu'elles échappent à l’Histoire. En Auvergne et Rhône-Alpes, des mentions des musiques rurales apparaissent dès le XIVe siècle dans certains écrits ecclésiastiques ou juridiques, souvent pour les condamner comme trop festives ou profanes. Plus tard, dès le XVIIIe siècle, des collecteurs comme Jean-Baptiste Bouffard ont commencé à noter ces mélodies pour éviter leur disparition.
Mais au-delà des archives écrites, ce sont surtout les témoignages oraux qui ont permis aux musiques traditionnelles de traverser les siècles. Dans les veillées, les paysans se transmettaient chansons et airs instrumentaux de bouche à oreille, créant ainsi une chaine imposante de mémoire vivante. Certaines mélodies jouées aujourd'hui peuvent avoir plus de cinq siècles d'existence, modifiées et adaptées selon les époques et les interprètes.
Dans les villages de l’Auvergne et du Rhône-Alpes, la musique n’était pas un simple divertissement : c’était un pilier de la vie sociale et communautaire. Les danses se tenaient sur les places pavées, animées par les musiciens ambulants ou les membres mêmes de la communauté. Les instruments jouaient un rôle crucial : des vielles, des cabrettes (cornemuses auvergnates) et plus tard des accordéons venaient galvaniser les foules lors de fêtes ou de foires locales.
Certaines chansons servaient également de récits ou de chroniques du quotidien. On y racontait les grandes périodes agricoles, les amours impossibles ou encore les événements marquants de la communauté. C'est ainsi que ces musiques prenaient une dimension presque documentaire, tout en créant des liens intimes entre les générations.
Aujourd'hui, un clic suffit pour écouter une chanson ancestrale auvergnate. Mais avant l’apparition des technologies modernes, la transmission des musiques traditionnelles passait exclusivement par l'oralité. Les parents apprenaient à leurs enfants les mélodies au coin du feu, les joueurs de vielle enseignaient aux apprentis lors des veillées, et les femmes reprenaient les chansons de travail dans les champs.
Cette transmission orale avait ses avantages : elle permettait aux musiques d’évoluer sans jamais se figer dans un format unique. Chaque interprète ajoutait sa touche personnelle, rendant chaque version unique. Toutefois, à la fin du XIXe siècle, le risque de perte devint réel, au moment où l'industrialisation accéléra l'exode rural, coupant parfois la chaîne de transmission avec les jeunes générations.
Impossible d’évoquer les musiques d’Auvergne sans célébrer la bourrée. Cette danse énergique à trois temps est un véritable emblème de la région. Bien plus qu’une simple danse, la bourrée est une forme d’expression populaire, une manière de célébrer la collectivité tout en mettant le défi à l’honneur (notamment dans des compétitions improvisées de danse).
Son succès s’explique aussi par son adaptabilité. Originaire d’Auvergne, la bourrée s’est exportée jusqu’à Paris avec les "Auvergnats de la capitale", notamment au XIXe siècle, lors de la grande migration auvergnate. Elle s'est teintée d'influences urbaines et est même devenue une référence pour certains compositeurs classiques comme Frédéric Chopin ou Emmanuel Chabrier, qui s'en inspirèrent pour leurs œuvres.
Les musiques auvergnates et rhônalpines ne vivent pas en vase clos. À travers l’Histoire, elles ont constamment été reconfigurées par des échanges avec d'autres régions ou pays. Ainsi, les musiques occitanes, bretonnes, et même italiennes ont marqué les répertoires locaux.
Au XIXe siècle, l’arrivée massive de l’accordéon, importé d’Italie, a transformé le paysage musical de nombreuses régions françaises, et l’Auvergne n’a pas fait exception. Ce nouvel instrument, simple à transporter et accessible à jouer, a enrichi les formations et élargi les répertoires populaires.
Paradoxalement, la Révolution française a eu un double effet sur les musiques traditionnelles. D’un côté, elle a promu l’idée d’une culture nationale unique, reléguant parfois les particularismes régionaux au second plan. De nombreux dialectes et traditions ont été dévalorisés sous la bannière d’une France unifiée.
Mais d’un autre côté, la Révolution a aussi permis une démocratisation culturelle. Les chants révolutionnaires ont souvent été adaptés à des mélodies traditionnelles, ce qui a parfois offert une nouvelle visibilité à ces dernières. Les idées de liberté et égalité associées à ces musiques ont permis à ce patrimoine de continuer à être partagé avec fierté parmi les classes populaires.
Le temps et le progrès technologique ont souvent eu raison de certains instruments. La vielle à roue, par exemple, a vu son usage décliner face à l’arrivée de l’accordéon, plus moderne et plus polyvalent. La cabrette, quant à elle, a survécu, mais son apprentissage est devenu plus rare.
Cependant, certains de ces instruments connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt grâce au mouvement folk et aux festivals de musique traditionnelle. Des artisans-luthiers recréent fidèlement des modèles anciens, et les nouvelles générations n’hésitent pas à remettre en scène ces sonorités uniques.
Dans les années 1970, le renouveau folk a donné un coup de projecteur aux musiques traditionnelles régionales. Des groupes comme La Chavannée ou Le Grand Bal de l’Europe ont mis à l’honneur les danses et mélodies régionales, mêlant parfois modernité et tradition. Ce réveil a aussi vu la création de centres d’archives et de collectes, comme le Conservatoire des musiques et danses traditionnelles de Haute-Loire.
Aujourd’hui, la musique traditionnelle trouve un second souffle en se mêlant aux musiques actuelles : de nombreux artistes réinventent ces mélodies anciennes avec des arrangements modernes, attirant un public éclectique et enthousiaste.
Les musiques traditionnelles d’Auvergne et Rhône-Alpes ne sont pas figées. Bien au contraire, elles se réinventent à travers chaque génération, chaque interprète et chaque rencontre. Elles continuent de raconter des histoires : celles d’une région aux paysages et aux cultures multiples, et celles de tous ceux qui prennent le temps d’écouter les échos du passé pour mieux les mêler aux sons du présent.